Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/121

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ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager. De même qu’il y a des avares qui entassent par générosité, nous sommes des prodigues qui dépensent par avarice, et c’est moins à un être que nous sacrifions notre vie, qu’à tout ce qu’il a pu attacher autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie plus lointaine, plus détachée, moins intime, moins nôtre. Ce qu’il faudrait, c’est se dégager de ces liens qui ont tellement plus d’importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n’osons pas le quitter de peur d’être mal jugé de lui — alors que plus tard nous oserions, car, dégagé de nous, il ne serait plus nous — et que nous ne nous créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction apparente, aboutir au suicide) qu’envers nous-mêmes.

Si je n’aimais pas Albertine (ce dont je n’étais pas sûr), cette place qu’elle tenait auprès de moi n’avait rien d’extraordinaire : nous ne vivons qu’avec ce que nous n’aimons pas, que nous n’avons fait vivre avec nous que pour tuer l’insupportable amour, qu’il s’agisse d’une femme, d’un pays, ou encore d’une femme enfermant un pays. Même nous aurions bien peur de recommencer à aimer si l’absence se produisait de nouveau. Je n’en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d’éclaircir la vérité : ses mensonges si nombreux, parce qu’elle ne se con-