Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/156

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déjà, je me réchauffais. Le pronostic de rougeole était écarté et ma grand’mère si éloignée de moi qu’elle ne faisait plus souffrir mon cœur. Parfois sur ces sommeils différents s’abattait une obscurité subite. J’avais peur en prolongeant ma promenade dans une avenue entièrement noire, où j’entendais passer des rôdeurs. Tout à coup une discussion s’élevait entre un agent et une de ces femmes qui exerçaient souvent le métier de conduire et qu’on prend de loin pour de jeunes cochers. Sur son siège entouré de ténèbres je ne la voyais pas, mais elle parlait, et dans sa voix je lisais les perfections de son visage et la jeunesse de son corps. Je marchais vers elle, dans l’obscurité, pour monter dans son coupé avant qu’elle ne repartît. C’était loin. Heureusement, la discussion avec l’agent se prolongeait. Je rattrapais la voiture encore arrêtée. Cette partie de l’avenue s’éclairait de réverbères. La conductrice devenait visible. C’était bien une femme, mais vieille, grande et forte, avec des cheveux blancs s’échappant de sa casquette, et une lèpre rouge sur la figure. Je m’éloignais en pensant : « En est-il ainsi de la jeunesse des femmes ? Celles que nous avons rencontrées, si, brusquement, nous désirons les revoir, sont-elles devenues vieilles ? La jeune femme qu’on désire est-elle comme un emploi de théâtre où, par la défaillance des créatrices du rôle, on est obligé de le confier à de nouvelles étoiles ? Mais alors ce n’est plus la même. »

Puis une tristesse m’envahissait. Nous avons ainsi dans notre sommeil de nombreuses Pitiés, comme les « Pieta » de la Renaissance, mais non point comme elles exécutées dans le marbre, inconsistantes au contraire. Elles ont leur utilité cependant, qui est de nous faire souvenir d’une certaine vue plus attendrie, plus humaine des choses, qu’on est trop tenté d’oublier dans le bon sens glacé, parfois plein