Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/182

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ne connaissait pas : « Elle a eu le béguin pour moi. Trois ou quatre fois elle m’a demandé de l’accompagner jusque chez elle et de monter la voir. L’accompagner, je n’y voyais pas de mal, devant tout le monde, en plein jour, en plein air. Mais, arrivée à sa porte, je trouvais toujours un prétexte et je ne suis jamais montée. » Quelque temps après, Albertine faisait allusion à la beauté des objets qu’on voyait chez la même dame. D’approximation en approximation on fût sans doute arrivé à lui faire dire la vérité, qui était peut-être moins grave que je n’étais porté à le croire, car, peut-être, facile avec les femmes, préférait-elle un amant, et, maintenant que j’étais le sien, n’eût-elle pas songé à Léa. En tous cas, pour cette dernière je n’en étais qu’à la première affirmation et j’ignorais si Albertine la connaissait. Déjà, en tous cas pour bien des femmes, il m’eût suffi de rassembler devant mon amie, en une synthèse, ses affirmations contradictoires pour la convaincre de ses fautes (fautes qui sont bien plus aisées, comme les lois astronomiques, à dégager par le raisonnement, qu’à observer, qu’à surprendre dans la réalité). Mais elle aurait encore mieux aimé dire qu’elle avait menti quand elle avait émis une de ces affirmations, dont ainsi le retrait ferait écrouler tout mon système, plutôt que de reconnaître que tout ce qu’elle avait raconté dès le début n’était qu’un tissu de contes mensongers. Il en est de semblables dans les Mille et une Nuits, et qui nous y charment. Ils nous font souffrir dans une personne que nous aimons, et à cause de cela nous permettent d’entrer un peu plus avant dans la connaissance de la nature humaine au lieu de nous contenter de nous jouer à sa surface. Le chagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuse à pénétrer. D’où des vérités que nous ne nous sentons pas le droit de cacher, si bien qu’un athée moribond qui les a découvertes,