Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/197

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pour Albertine m’avait fait lever et me préparer pour sortir, mais il m’empêcherait de jouir de ma sortie. Je pensais que par ce dimanche-là, des petites ouvrières, des midinettes, des cocottes, devaient se promener au Bois. Et avec ces mots de midinettes, de petites ouvrières (comme cela m’était souvent arrivé avec un nom propre, un nom de jeune fille lu dans le compte rendu d’un bal), avec l’image d’un corsage blanc, d’une jupe courte, parce que derrière cela je mettais une personne inconnue et qui pourrait m’aimer, je fabriquais tout seul des femmes désirables, et je me disais : « Comme elles doivent être bien ! » Mais à quoi me servirait-il qu’elles le fussent puisque je ne sortirais pas seul ? Profitant de ce que j’étais encore seul, et fermant à demi les rideaux pour que le soleil ne m’empêchât pas de lire les notes, je m’assis au piano et ouvris au hasard la sonate de Vinteuil qui y était posée, et je me mis à jouer ; parce que l’arrivée d’Albertine étant encore un peu éloignée, mais en revanche tout à fait certaine, j’avais à la fois du temps et de la tranquillité d’esprit. Baigné dans l’attente pleine de sécurité de son retour avec Françoise et la confiance en sa docilité comme dans la béatitude d’une lumière intérieure aussi réchauffante que celle du dehors, je pouvais disposer de ma pensée, la détacher un moment d’Albertine, l’appliquer à la sonate. Même en celle-ci, je ne m’attachai pas à remarquer combien la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux répondait davantage maintenant à mon amour pour Albertine, duquel la jalousie avait été si longtemps absente que j’avais pu confesser à Swann mon ignorance de ce sentiment. Non, prenant la sonate à un autre point de vue, la regardant en soi-même comme l’œuvre d’un grand artiste, j’étais ramené par le flot sonore vers les jours de Combray — je