Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/200

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que joue un pâtre sur son chalumeau, découpent à l’horizon leur silhouette sonore. Certes, Wagner allait la rapprocher, s’en saisir, la faire entrer dans un orchestre, l’asservir aux plus hautes idées musicales, mais en respectant toutefois son originalité première comme un huchier les fibres, l’essence particulière du bois qu’il sculpte.

Mais malgré la richesse de ces œuvres où la contemplation de la nature a sa place à côté de l’action, à côté d’individus qui ne sont pas que des noms de personnages, je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d’être — bien que merveilleusement — toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes œuvres du xixe siècle, du xixe siècle dont les plus grands écrivains ont marqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette autocontemplation une beauté nouvelle extérieure et supérieure à l’œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas. Sans s’arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans une Comédie Humaine, ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates La Légende des siècles et La Bible de l’Humanité, ne peut-on pas dire, pourtant, de ce dernier qu’il incarne si bien le xixe siècle que, les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son œuvre même que dans les attitudes qu’il prend en face de son œuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution, mais dans ses préfaces à ses livres. Préfaces, c’est-à-dire pages écrites après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre çà et là quelques phrases, commençant d’habitude par un « Le dirai-je » qui n’est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien. L’autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment,