Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/204

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répondait Morel à M. de Charlus, car on ne comprend rien à un cours d’algèbre. — Alors pourquoi ne l’étudies-tu pas plutôt chez moi où tu es tellement plus confortablement ? », aurait pu répondre M. de Charlus, mais il s’en gardait bien, sachant qu’aussitôt, gardant seulement le même caractère nécessaire de réserver les heures du soir, le cours d’algèbre imaginé se fût changé immédiatement en une obligatoire leçon de danse ou de dessin. En quoi M. de Charlus put s’apercevoir qu’il se trompait, en partie du moins, Morel s’occupant souvent chez le baron à résoudre des équations. M. de Charlus objecta bien que l’algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel riposta qu’elle était une distraction pour passer le temps et combattre la neurasthénie. Sans doute M. de Charlus eût pu chercher à se renseigner, à apprendre ce qu’étaient, au vrai, ces mystérieux et inéluctables cours d’algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais pour s’occuper de dévider l’écheveau des occupations de Morel, M. de Charlus était trop engagé dans celles du monde. Les visites reçues ou faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, les soirées au théâtre l’empêchaient d’y penser, ainsi qu’à cette méchanceté violente et sournoise que Morel avait à la fois, disait-on, laissé éclater et dissimulée dans les milieux successifs, les différentes villes par où il avait passé, et où on ne parlait de lui qu’avec un frisson, en baissant la voix, et sans oser rien raconter.

Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchante qu’il me fut donné, ce jour-là, d’entendre, comme, ayant quitté le piano, j’étais descendu dans la cour pour aller au-devant d’Albertine qui n’arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls, Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que