Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/205

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d’habitude, et extrêmement étrange. Les paroles ne l’étaient pas moins, fautives au point de vue du français, mais il connaissait tout imparfaitement. « Voulez-vous sortir, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue » répétait-il à la pauvre petite qui certainement, au début, n’avait pas compris ce qu’il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait immobile devant lui. « Je vous ai dit de sortir, grand pied de grue, grand pied de grue ; allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce que vous êtes, putain. » Juste à ce moment la voix de Jupien, qui rentrait en causant avec un de ses amis, se fit entendre dans la cour, et comme je savais que Morel était extrêmement poltron, je trouvai inutile de joindre mes forces à celles de Jupien et de son ami, lesquels dans un instant seraient dans la boutique, et je remontai pour éviter Morel qui, bien qu’ayant feint de tant désirer qu’on fît venir Jupien (probablement pour effrayer et dominer la petite par un chantage ne reposant peut-être sur rien), se hâta de sortir dès qu’il l’entendit dans la cour. Les paroles rapportées ne sont rien, elles n’expliqueraient pas le battement de cœur avec lequel je remontai. Ces scènes auxquelles nous assistons dans la vie trouvent un élément de force incalculable dans ce que les militaires appellent, en matière d’offensive, le bénéfice de la surprise, et j’avais beau éprouver tant de calme douceur à savoir qu’Albertine, au lieu de rester au Trocadéro, allait rentrer auprès de moi, je n’en avais pas moins dans l’oreille l’accent de ces mots dix fois répétés : « grand pied de grue, grand pied de grue », qui m’avaient bouleversé.

Peu à peu mon agitation se calma, Albertine allait rentrer. Je l’entendrais sonner à la porte dans un instant. Je sentais que ma vie n’était plus comme elle