Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/215

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épisode, ce qui composait la vie de cette petite, en traversant ce dont s’enveloppait pour elle le plaisir que je cherchais et la distance que ses habitudes différentes et sa vie spéciale mettaient entre moi et l’attention, la faveur que je voulais atteindre et capter — que de faire un long trajet en chemin de fer si je voulais croire à la réalité de la Venise que je verrais et qui ne serait pas qu’un spectacle d’exposition universelle. Mais ces similitudes mêmes du désir et du voyage firent que je me promis de serrer un jour d’un peu plus près la nature de cette force invisible mais aussi puissante que les croyances, ou, dans le monde physique, que la pression atmosphérique, qui portait si haut les cités, les femmes, tant que je ne les connaissais pas, et qui se dérobait sous elles dès que je les avais approchées, les faisait tomber aussitôt à plat sur le terre à terre de la plus triviale réalité.

Plus loin une autre fillette était agenouillée près de sa bicyclette qu’elle arrangeait. Une fois la réparation faite, la jeune coureuse monta sur sa bicyclette, mais sans l’enfourcher comme eût fait un homme. Pendant un instant la bicyclette tangua, et le jeune corps semblait s’être accru d’une voile, d’une aile immense ; et bientôt nous vîmes s’éloigner à toute vitesse la jeune créature mi-humaine, mi-ailée, ange ou péri, poursuivant son voyage.

Voilà ce dont une vie avec Albertine me privait justement. Dont elle me privait ? N’aurais-je pas dû penser : dont elle me gratifiait au contraire ? Si Albertine n’avait pas vécu avec moi, avait été libre, j’eusse imaginé, et avec raison, toutes ces femmes comme des objets possibles, probables, de son désir, de son plaisir. Elles me fussent apparues comme ces danseuses qui, dans un ballet diabolique, représentant les Tentations pour un être, lancent leurs flèches au cœur d’un autre être. Les midinettes,