Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/239

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d’eczéma, ridicule de grosseur, leur semblait belle femme. Seul peut-être le désir sexuel eût été capable d’empêcher leur erreur de se former, s’il avait joué sur le passage de la prétendue vieille rombière, et si les chasseurs avaient brusquement convoité la jeune déesse. Mais pour des raisons inconnues, et qui devaient être probablement de nature sociale, ce désir n’avait pas joué. Il y aurait du reste beaucoup à discuter. L’univers est vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun. Si nous n’étions pas, pour l’ordre du récit, obligé de nous borner à des raisons frivoles, combien de plus sérieuses nous permettraient de montrer la minceur menteuse du début de ce volume où, de mon lit, j’entends le monde s’éveiller, tantôt par un temps, tantôt par un autre. Oui, j’ai été forcé d’amincir la chose et d’être mensonger, mais ce n’est pas un univers, c’est des millions, presque autant qu’il existe de prunelles et d’intelligences humaines, qui s’éveillent tous les matins.

Pour revenir à Albertine, je n’ai jamais connu de femmes douées plus qu’elle d’heureuse aptitude au mensonge animé, coloré des teintes mêmes de la vie, si ce n’est une de ses amies — une de mes jeunes filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont le profil irrégulier, creusé, puis proéminent à nouveau, ressemblait tout à fait à certaines grappes de fleurs roses dont j’ai oublié le nom et qui ont ainsi de longs et sinueux rentrants. Cette jeune fille était, au point de vue de la fable, supérieure à Albertine, car elle n’y mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendus rageurs qui étaient fréquents chez mon amie. J’ai dit pourtant qu’elle était charmante quand elle inventait un récit qui ne laissait pas de place au doute, car on voyait alors devant soi la chose — pourtant imaginée — qu’elle disait, en se servant comme vue de sa parole.