Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/25

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tenu à ce qu’Albertine me raconta de l’affection que son amie avait eue pour moi à Balbec, à un moment au contraire où je craignais de l’ennuyer, et si je l’avais su alors, c’est peut-être Andrée que j’eusse aimée.

— Comment, vous ne le saviez pas ? me dit Albertine, nous en plaisantions pourtant entre nous. Du reste, vous n’avez pas remarqué qu’elle s’était mise à prendre vos manières de parler, de raisonner ? Surtout quand elle venait de vous quitter, c’était frappant. Elle n’avait pas besoin de nous dire si elle vous avait vu. Quand elle arrivait, si elle venait d’auprès de vous, cela se voyait à la première seconde. Nous nous regardions entre nous et nous riions. Elle était comme un charbonnier qui voudrait faire croire qu’il n’est pas charbonnier. Il est tout noir. Un meunier n’a pas besoin de dire qu’il est meunier, on voit bien toute la farine qu’il a sur lui ; il y a encore la place des sacs qu’il a portés. Andrée, c’était la même chose, elle tournait ses sourcils comme vous, et puis son grand cou, enfin je ne peux pas vous dire. Quand je prends un livre qui a été dans votre chambre, je peux le lire dehors, on sait tout de même qu’il vient de chez vous parce qu’il garde quelque chose de vos sales fumigations. C’est un rien, mais c’est un rien, au fond, qui est assez gentil. Chaque fois que quelqu’un avait parlé de vous gentiment, avait eu l’air de faire grand cas de vous, Andrée était dans le ravissement.

Malgré tout, pour éviter qu’il y eût quelque chose de préparé à mon insu, je conseillais d’abandonner pour ce jour-là les Buttes-Chaumont et d’aller plutôt à Saint-Cloud ou ailleurs.

Ce n’est pas certes, je le savais, que j’aimasse Albertine le moins du monde. L’amour n’est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme. Certains avaient