Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/32

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par le violon intérieur. Ses cordes sont serrées ou détendues par de simples différences de la température, de la lumière extérieures. En notre être, instrument que l’uniformité de l’habitude a rendu silencieux, le chant naît de ces écarts, de ces variations, source de toute musique : le temps qu’il fait certains jours nous fait aussitôt passer d’une note à une autre. Nous retrouvons l’air oublié dont nous aurions pu deviner la nécessité mathématique et que pendant les premiers instants nous chantons sans le connaître. Seules ces modifications internes, bien que venues du dehors, renouvelaient pour moi le monde extérieur. Des portes de communication, depuis longtemps condamnées, se rouvraient dans mon cerveau. La vie de certaines villes, la gaîté de certaines promenades reprenaient en moi leur place. Frémissant tout entier autour de la corde vibrante, j’aurais sacrifié ma terne vie d’autrefois et ma vie à venir, passées à la gomme à effacer de l’habitude, pour cet état si particulier.

Si je n’étais pas allé accompagner Albertine dans sa longue course, mon esprit n’en vagabondait que davantage et, pour avoir refusé de goûter avec mes sens cette matinée-là, je jouissais en imagination de toutes les matinées pareilles, passées ou possibles, plus exactement d’un certain type de matinées dont toutes celles du même genre n’étaient que l’intermittente apparition et que j’avais vite reconnu ; car l’air vif tournait de lui-même les pages qu’il fallait, et je trouvais tout indiqué devant moi, pour que je pusse le suivre de mon lit, l’évangile du jour. Cette matinée idéale comblait mon esprit de réalité permanente, identique à toutes les matinées semblables, et me communiquait une allégresse que mon état de débilité ne diminuait pas : le bien-être résultant pour nous beaucoup moins de notre bonne santé que de l’excédent inemployé de nos