Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/39

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ne peut jamais savoir, c’est plus prudent, si je me trouve très loin et qu’une voiture me demande des prix trop chers pour moi. » Les mots « trop chers », « dépasser mes moyens », revenaient tout le temps dans la conversation de la duchesse, ainsi que ceux : « je suis trop pauvre », sans qu’on pût bien démêler si elle parlait ainsi parce qu’elle trouvait amusant de dire qu’elle était pauvre, étant si riche, ou parce qu’elle trouvait élégant, étant si aristocratique, tout en affectant d’être une paysanne, de ne pas attacher à la richesse l’importance des gens qui ne sont que riches et qui méprisent les pauvres. Peut-être était-ce plutôt une habitude contractée d’une époque de sa vie où, déjà riche, mais insuffisamment pourtant, eu égard à ce que coûtait l’entretien de tant de propriétés, elle éprouvait une certaine gêne d’argent qu’elle ne voulait pas avoir l’air de dissimuler. Les choses dont on parle le plus souvent en plaisantant sont généralement, au contraire, celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l’air d’être ennuyé, avec peut-être l’espoir inavoué de cet avantage supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous entendant plaisanter de cela, croira que cela n’est pas vrai.

Mais le plus souvent, à cette heure-là, je savais trouver la duchesse chez elle, et j’en étais heureux, car c’était plus commode pour lui demander longuement les renseignements désirés par Albertine. Et j’y descendais sans presque penser combien il était extraordinaire que chez cette mystérieuse Mme de Guermantes de mon enfance j’allasse uniquement afin d’user d’elle pour une simple commodité pratique, comme on fait du téléphone, instrument surnaturel devant les miracles duquel on s’émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.