Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le duc en fixant des yeux la duchesse. Car ce crime affreux n’est pas simplement une cause juive, mais bel et bien une immense affaire nationale qui peut amener les plus effroyables conséquences pour la France d’où on devrait expulser tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises jusqu’ici l’aient été (d’une façon ignoble qui devrait être revisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l’écart pour le malheur de notre pauvre pays. »

Je sentais que cela allait se gâter et je me remis précipitamment à parler robes.

« Vous rappelez-vous, madame, dis-je, la première fois que vous avez été aimable avec moi ? — La première fois que j’ai été aimable avec lui », reprit-elle en regardant en riant M. de Bréauté, dont le bout du nez s’amenuisait, dont le sourire s’attendrissait, par politesse pour Mme de Guermantes, et dont la voix de couteau qu’on est en train de repasser fit entendre quelques sons vagues et rouillés. « Vous aviez une robe jaune avec de grandes fleurs noires. — Mais, mon petit, c’est la même chose, ce sont des robes de soirée. — Et votre chapeau de bleuets, que j’ai tant aimé ! Mais enfin tout cela c’est du rétrospectif. Je voudrais faire faire à la jeune fille en question un manteau de fourrure comme celui que vous aviez hier matin. Est-ce que ce serait impossible que je le visse ? — Non, Hannibal est obligé de s’en aller dans un instant. Vous viendrez chez moi et ma femme de chambre vous montrera tout ça. Seulement, mon petit, je veux bien vous prêter tout ce que vous voudrez, mais si vous faites faire des choses de Callot, de Doucet, de Paquin par de petites couturières, cela ne sera jamais la même chose. — Mais je ne veux pas du tout aller chez une petite couturière, je sais très bien que ce sera autre chose ; mais cela