Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/93

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Des années plus nombreuses auraient pu séparer les deux images sans amener un changement aussi complet ; il s’était produit, essentiel et soudain, quand j’avais appris que mon amie avait été presque élevée par l’amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m’étais exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d’Albertine, maintenant je n’étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère.

L’image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j’aurais voulu mourir, ce n’était plus d’Albertine ayant une vie inconnue, c’était une Albertine aussi connue de moi qu’il était possible (et c’est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de rester malheureux, car, par définition, il ne contentait pas le besoin de mystère), c’était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain, mais ne désirant rien d’autre — il y avait des instants où, en effet, cela semblait ainsi — qu’être avec moi, toute pareille à moi, une Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l’inconnu. Quand c’est, ainsi, d’une heure angoissée relative à un être, quand c’est de l’incertitude si on pourra le retenir ou s’il s’échappera, qu’est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui l’a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant Albertine, au bord des flots pouvaient pour une petite part subsister dans mon amour pour elle : en réalité, ces impressions antérieures ne tiennent qu’une petite place dans un amour de ce genre ; dans sa force, dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un souvenir paisible, apaisant, où l’on voudrait se tenir et ne plus rien apprendre de celle qu’on aime, même s’il y avait quelque chose d’odieux