Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/112

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de nos réflexions que nous avions méprisées, des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de sentiments dédaigné par nous et dont le livre où nous les reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J’avais fini par apprendre, de l’expérience de la vie, qu’il était mal de sourire affectueusement quand quelqu’un se moquait de moi et de ne pas lui en vouloir. Mais cette absence d’amour-propre et de rancune, si j’avais cessé de l’exprimer jusqu’à en être arrivé à ignorer à peu près complètement qu’elle existât chez moi, n’en était pas moins le milieu vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus, le sentiment de la justice m’était inconnu jusqu’à une complète absence de sens moral. J’étais, au fond de mon cœur, tout acquis à celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n’avais aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais l’idée des souffrances qu’on préparait à M. de Charlus m’était intolérable. J’aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire. « La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas », ajouta-t-il en levant la main d’un air de réserve — pour ne pas avoir l’air de se vanter, pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle des étudiants — « mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu’à me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon cher, ne protestez pas, j’ai plus de quarante ans, dit le baron, qui avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet amphithéâtre où parle Brichot, mais c’est toujours intéressant. » Quoique le baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles, voire bousculé par elle, quelque-