Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/113

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fois, pour lui épargner les longues attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être chez lui à la Sorbonne, au moment où l’appariteur chargé de chaînes le précédait et où s’avançait le maître admiré de la jeunesse, il ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de l’amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné ; pour que l’appariteur le laissât passer, il lui disait, d’une voix factice et d’un air affairé : « Vous me suivez, baron, on vous placera », puis, sans plus s’occuper de lui, pour faire son entrée, s’avançait seul allégrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de jeunes professeurs le saluait ; Brichot, désireux de ne pas avoir l’air de poser pour ces jeunes gens, aux yeux de qui il se savait un grand pontife, leur envoyait mille clins d’œil, mille hochements de tête de connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français donnait l’air d’une sorte d’encouragement cordial d’un vieux grognard qui dit : « Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements des élèves éclataient. Brichot tirait parfois de cette présence de M. de Charlus à ses cours l’occasion de faire un plaisir, presque de rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu’un de ses amis bourgeois : « Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille, je vous préviens que le baron de Charlus, prince d’Agrigente, le descendant des Condé, assistera à mon cours. C’est un souvenir à garder que d’avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie qui ait du type. Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu’il sera placé à côté de ma chaise. D’ailleurs, ce sera le seul, un homme fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille militaire. — Ah ! je vous remercie », disait le père. Et, quoi que sa femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à aller