Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/119

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deux réputations injustifiées. Elles s’établissent d’habitude grâce à une similitude de noms, ou d’après certains signes extérieurs, l’abondance des bagues par exemple, que les gens incompétents s’imaginent absolument être caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu’un paysan ne dit pas deux mots sans ajouter : jarniguié, ou un Anglais : goddam. C’est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous étonnera, c’est que les réputations injustifiées sont les plus établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire, comme tout le monde, à ce qu’on dit de tel homme en vue qui incarne ces goûts-là pour la masse, alors qu’il « n’en est pas » pour deux sous. Je dis pour deux sous, parce que, si nous y mettions vingt-cinq louis, nous verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu’à zéro. Sans cela le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient, en règle générale, entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon tour et inversement c’est au sexe féminin, et en pensant à Albertine, que je reportais les paroles de M. de Charlus. J’étais épouvanté par la statistique, même en tenant compte qu’il devait enfler les chiffres au gré de ce qu’il souhaitait, et aussi d’après les rapports d’êtres cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre désir qui, s’ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute les calculs du baron. « Trois sur dix, s’écria Brichot ! En renversant la proportion, j’aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des coupables. S’il est celui que vous dites, baron, et si vous ne vous trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants d’une vérité que personne ne soupçon-