Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/131

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suivante, j’allai à Balbec, et là j’appris, par un matelot qui m’emmenait quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour sœur la femme de chambre d’une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d’enfer, pour aller faire un tour en barque et « autre chose itou ». » Ce fut à mon tour de demander si le patron dans lequel j’avais reconnu le Monsieur qui, à Balbec, jouait aux cartes toute la journée avec sa maîtresse, et qui était le chef de la petite Société des quatre amis, était comme le prince de Guermantes. « Mais, voyons, c’est connu de tout le monde, il ne s’en cache même pas. — Mais il avait avec lui sa maîtresse. — Eh bien, qu’est-ce que ça fait ? sont-ils naïfs, ces enfants ? me dit-il d’un ton paternel, sans se douter de la souffrance que j’extrayais de ses paroles en pensant à Albertine. Elle est charmante, sa maîtresse. — Mais alors ses trois amis sont comme lui. — Mais pas du tout, s’écria-t-il en se bouchant les oreilles comme si, en jouant d’un instrument, j’avais fait une fausse note. Voilà maintenant qu’il est à l’autre extrémité. Alors on n’a plus le droit d’avoir des amis ? Ah ! la jeunesse, ça confond tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. Or, reprit-il, j’avoue que ce cas, et j’en connais bien d’autres, si ouvert que je tâche de garder mon esprit à toutes les hardiesses, m’embarrasse. Je suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d’un vieux gallican parlant de certaines formes d’ultramontanisme, d’un royaliste libéral parlant de l’Action Française ou d’un disciple de Claude Monet, des cubistes. Je ne blâme pas ces novateurs, je les envie plutôt, je cherche à les comprendre, mais je n’y arrive pas. S’ils aiment tant la femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où c’est mal vu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de