Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/148

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avec M. de Charlus. Celui-ci avait cru que la réalisation de son grand désir que Morel fût présenté à la reine de Naples ne pouvait être empêchée que par la mort improbable de la souveraine. Mais nous nous représentons l’avenir comme un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu’il est le résultat, souvent tout prochain, de causes qui nous échappent pour la plupart. Il n’y avait pas une heure de cela, et M. de Charlus eût tout donné pour que Morel ne fût pas présenté à la Reine. Mme Verdurin fit une révérence à la Reine. Voyant que celle-ci n’avait pas l’air de la reconnaître : « Je suis Mme Verdurin. Votre Majesté ne me reconnaît pas. — Très bien », dit la Reine en continuant si naturellement à parler à M. de Charlus, et d’un air si parfaitement absent que Mme Verdurin douta si c’était à elle que s’adressait ce « très bien » prononcé sur une intonation merveilleusement distraite, qui arracha à M. de Charlus, au milieu de sa douleur d’amant, un sourire de reconnaissance expert et friand en matière d’impertinence. Morel, voyant de loin les préparatifs de la présentation, s’était rapproché. La Reine tendit son bras à M. de Charlus. Contre lui aussi elle était fâchée, mais seulement parce qu’il ne faisait pas face plus énergiquement à de vils insulteurs. Elle était rouge de honte pour lui que les Verdurin osassent le traiter ainsi. La sympathie pleine de simplicité qu’elle leur avait témoignée, il y a quelques heures, et l’insolente fierté avec laquelle elle se dressait devant eux prenaient leur source au même point de son cœur. La Reine, en femme pleine de bonté, concevait la bonté d’abord sous la forme de l’inébranlable attachement aux gens qu’elle aimait, aux siens, à tous les princes de sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les gens de la bourgeoisie ou du plus humble peuple qui savaient