Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/149

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respecter ceux qu’elle aimait et avoir pour eux de bons sentiments. C’était en tant qu’à une femme douée de ces bons instincts qu’elle avait manifesté de la sympathie à Mme Verdurin. Et, sans doute, c’est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. Les anciens n’aimaient pas moins fortement le groupement humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n’excédait pas les limites de la cité, ni les hommes d’aujourd’hui la patrie, que ceux qui aimeront les États-Unis de toute la terre. Tout près de moi, j’ai eu l’exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n’ont jamais pu décider à faire partie d’aucune œuvre philanthropique, d’aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je suis loin de dire qu’elle ait eu raison de n’agir que quand son cœur avait d’abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques, aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d’amour et de générosité ; mais je sais bien que celles-là, comme celles de ma grand’mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout ce que purent et firent jamais Mme de Guermantes ou de Cambremer. Le cas de la reine de Naples était entièrement différent, mais enfin il faut reconnaître que les êtres sympathiques n’étaient pas du tout conçus par elle comme ils le sont dans ces romans de Dostoïevski qu’Albertine avait pris dans ma bibliothèque et accaparés, c’est-à-dire sous les traits de parasites flagorneurs, voleurs, ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin assassins. D’ailleurs, les extrêmes se rejoignent, puisque l’homme noble, le proche, le parent outragé que la Reine voulait défendre, était M. de Charlus, c’est-à-dire, malgré sa naissance et toutes les parentés qu’il avait avec la Reine, quelqu’un dont la