Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/155

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que voulait dire au juste ce mot, si c’était de l’espagnol, de l’hébreu, de l’allemand, du patois, si même cela avait jamais appartenu à une langue quelconque et n’était pas un nom propre, ou un mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un grand-oncle, un vieux cousin encore vivant, et qui a dû user du même terme. Comme je n’ai connu aucun parent des Verdurin, je n’ai pu restituer exactement le mot. Toujours est-il qu’il fit certainement sourire Mme Verdurin, car l’emploi de cette langue moins générale, plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle donne à ceux qui en usent entre eux un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une certaine satisfaction. Cet instant de gaîté passé : « Mais si Cottard en parle, objecta Mme Verdurin. — Il n’en parlera pas. » Il en parla, à moi du moins, car c’est par lui que j’appris ce fait quelques années plus tard, à l’enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l’avoir pas su plus tôt. D’abord cela m’eût acheminé plus rapidement à l’idée qu’il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d’après tel souvenir d’une méchanceté car nous ne savons pas tout ce qu’à d’autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon ; sans doute, la forme mauvaise qu’on a constatée une fois pour toutes reviendra, mais l’âme est bien plus riche que cela, a bien d’autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu’ils ont eu. Ensuite, à un point de vue plus personnel, cette révélation de Cottard n’eût pas été sans effet sur moi, parce qu’en changeant mon opinion des Verdurin, cette révélation, s’il me l’eût faite plus tôt, eût dissipé les soupçons que j’avais sur le rôle que les Verdurin pouvaient jouer entre Albertine et moi, les eût dissipés, peut-être à tort du reste, car si M. Verdurin — que je croyais de plus en plus le plus méchant des hommes — avait des vertus,