Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/166

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croyant qu’on m’en avait peut-être dit davantage, prit les devants et s’écria avec volubilité, non sans cacher un peu son front : « Je la connais très bien ; nous sommes allées, l’année dernière, avec des amies, la voir jouer : après la représentation nous sommes montées dans sa loge, elle s’est habillée devant nous. C’était très intéressant. » Alors ma pensée fut forcée de lâcher Mlle Vinteuil et, dans un effort désespéré, dans cette course à l’abîme des impossibles reconstitutions, s’attacha à l’actrice, à cette soirée où Albertine était montée dans sa loge. D’autre part, après tous les serments qu’elle m’avait faits, et d’un ton si véridique, après le sacrifice si complet de sa liberté, comment croire qu’en tout cela il y eût du mal ? Et pourtant, mes soupçons n’étaient-ils pas des antennes dirigées vers la vérité, puisque, si elle m’avait sacrifié les Verdurin pour aller au Trocadéro, tout de même, chez les Verdurin, il avait bien dû y avoir Mlle Vinteuil, et, au Trocadéro, il y avait eu Léa qui me semblait m’inquiéter à tort et que pourtant, dans cette phrase que je ne lui demandais pas, elle déclarait avoir connue sur une plus grande échelle que celle où eussent été mes craintes, dans des circonstances bien louches ? Car qui avait pu l’amener à monter ainsi dans cette loge ? Si je cessais de souffrir par Mlle Vinteuil quand je souffrais par Léa, ces deux bourreaux de ma journée, c’est soit par l’infirmité de mon esprit à se représenter à la fois trop de scènes, soit par l’interférence de mes émotions nerveuses, dont ma jalousie n’était que l’écho. J’en pouvais induire qu’elle n’avait pas plus été à Léa qu’à Mlle Vinteuil et que je ne croyais à Léa que parce que j’en souffrais encore. Mais parce que mes jalousies s’éteignaient — pour se réveiller parfois, l’une après l’autre — cela ne signifiait pas non plus qu’elles ne correspondissent pas, au contraire, chacune à