Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/174

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très gentil de votre part. — Mais non, je parle de ce que vous avez dit. » Elle me donna mille versions qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui, interrompues, restaient vagues, mais avec cette interruption même et la rougeur subite qui l’avait accompagnée. « Voyons, mon chéri, ce n’est pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous arrêtée ? — Parce que je trouvais ma demande indiscrète. — Quelle demande ? — De donner un dîner. — Mais non, ce n’est pas cela, il n’y a pas de discrétion à faire entre nous. — Mais si, au contraire, il ne faut pas abuser des gens qu’on aime. En tous cas je vous jure que c’est cela. » D’une part, il m’était toujours impossible de douter d’un serment d’elle ; d’autre part, ses explications ne satisfaisaient pas ma raison. Je ne cessai pas d’insister. « Enfin, au moins ayez le courage de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser… — Oh ! non, laissez-moi ! — Mais pourquoi ? — Parce que c’est affreusement vulgaire, j’aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas à quoi je pensais ; ces mots, dont je ne sais même pas le sens et que j’avais entendus, un jour dans la rue, dits par des gens très orduriers, me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni à moi ni à personne, je rêvais tout haut. » Je sentis que je ne tirerais rien de plus d’Albertine. Elle m’avait menti quand elle m’avait juré tout à l’heure que ce qui l’avait arrêtée c’était une crainte mondaine d’indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant moi un propos trop vulgaire. Or c’était certainement un second mensonge. Car, quand nous étions ensemble avec Albertine, il n’y avait pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les prononcions tout en nous caressant. En tous cas, il était inutile d’insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par