Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/179

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nous quitter ce soir. — Pardon, vous avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux pas vous faire de la peine. — Soit, c’est moi qui ai décidé, mais ce n’en est pas moins douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera douloureux longtemps, vous savez que je n’ai pas la faculté de me souvenir longtemps, mais les premiers jours je m’ennuierai tant après vous ! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir tout d’un coup. — Oui, vous avez raison, me dit-elle d’un air navré, auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l’heure tardive ; plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j’aime mieux donner la tête tout de suite. — Mon Dieu, je suis épouvanté en pensant à l’heure à laquelle je vous fais coucher, c’est de la folie. Enfin, pour le dernier soir ! Vous aurez le temps de dormir tout le reste de la vie. » Et ainsi en lui disant qu’il fallait nous dire bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l’eût dit. « Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l’endroit où vous serez, il fera cela pour moi. — Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le disais pour tâcher d’arracher un aveu à Albertine) ; je ne tiens qu’à une seule personne c’est à vous », me dit Albertine, dont les paroles me remplirent de douceur. Mais, aussitôt, quel mal elle me fit : « Je me rappelle très bien que j’ai donné ma photographie à Esther parce qu’elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir, mais quant à avoir eu de l’amitié pour elle ou à avoir envie de la voir jamais… » Et pourtant Albertine était de caractère si léger qu’elle ajouta : « Si elle veut me voir, moi ça m’est égal, elle est très gentille, mais je n’y tiens aucunement. » Ainsi, quand je lui avais parlé de la photographie d’Esther que m’avait envoyée Bloch (et que je n’avais même pas encore