Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/184

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ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine pourtant pas absolument inventée, puisqu’elle était comme un miroir antérieur de certains mouvements qui se produisirent chez elle, comme sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D’ailleurs, depuis longtemps, mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine que je l’aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle, que, si on adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je n’obtenais d’elle qu’une irritation (à laquelle, d’ailleurs, elle assignait une autre cause).

En analysant d’après cela, d’après le système invariable de ripostes dépeignant exactement le contraire de ce que j’éprouvais, je peux être assuré que si, ce soir-là, je lui dis que j’allais la quitter, c’était — même avant que je m’en fusse rendu compte — parce que j’avais peur qu’elle voulût une liberté (je n’aurais pas trop su dire quelle était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté telle qu’elle eût pu me tromper, ou du moins que je n’aurais plus pu être certain qu’elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer par orgueil, par habileté, que j’étais bien loin de craindre cela, comme déjà, à Balbec, quand je voulais qu’elle eût une haute idée de moi et, plus tard, quand je voulais qu’elle n’eût pas le temps de s’ennuyer avec moi. Enfin, pour l’objection qu’on pourrait opposer à cette deuxième hypothèse — l’informulée — que tout ce qu’Albertine me disait toujours signifiait, au contraire, que sa vie préférée était la vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours saphiques, etc., il serait inutile de s’y arrêter. Car si, de son côté, Albertine avait voulu juger de ce que j’éprouvais par ce que je lui