Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/190

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de prendre un peu d’antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient ensemble, l’une habillée en homme et qui levait des petites filles et les ramenait chez l’autre, les initiait. L’autre avait un petit garçon, dont elle faisait semblant d’être mécontente, et le faisait corriger par son amie, qui n’y allait pas de main morte. On peut dire qu’il n’y a pas de lieu, si public qu’il fût, où elles ne fissent ce qui est le plus secret.

« Mais Léa a été, tout le temps de ce voyage, parfaitement convenable avec moi, me dit Albertine. Elle était même plus réservée que bien des femmes du monde. — Est-ce qu’il y a des femmes du monde qui ont manqué de réserve avec vous, Albertine ? — Jamais. — Alors qu’est-ce que vous voulez dire ? — Eh bien, elle était moins libre dans ses expressions. — Exemple ? — Elle n’aurait pas, comme bien des femmes qu’on reçoit, employé le mot : embêtant, ou le mot : se ficher du monde. » Il me semblait qu’une partie du roman, qui n’avait pas brûlé encore, tombait enfin en cendres.

Mon découragement aurait duré. Les paroles d’Albertine, quand j’y songeais, y faisaient succéder une colère folle. Elle tomba devant une sorte d’attendrissement. Moi aussi, depuis que j’étais rentré et déclarais vouloir rompre, je mentais aussi. Et cette volonté de séparation, que je simulais avec persévérance, entraînait peu à peu pour moi quelque chose de la tristesse que j’aurais éprouvée si j’avais vraiment voulu quitter Albertine.

D’ailleurs, même en repensant par à-coups, par élancements, comme on dit pour les autres douleurs physiques, à cette vie orgiaque, qu’avait menée Albertine avant de me connaître, j’admirais davantage la docilité de ma captive et je cessais de lui en vouloir.