Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/197

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le dît d’elle-même, ce qui m’eût rendu plus difficile le revirement par lequel je lui proposerais de renoncer à notre séparation. Aussi, je ne cessais de lui rappeler que l’heure de nous dire ce bonsoir était depuis longtemps venue, ce qui, en me laissant l’initiative, me permettait de le retarder encore d’un moment. Et ainsi je semais d’allusions à la nuit déjà si avancée, à notre fatigue, les questions que je posais à Albertine. « Je ne sais pas où j’irai, répondit-elle à la dernière, d’un air préoccupé. Peut-être j’irai en Touraine, chez ma tante. » Et ce premier projet qu’elle ébauchait me glaça comme s’il commençait à réaliser effectivement notre séparation définitive. Elle regarda la chambre, le pianola, les fauteuils de satin bleu. « Je ne peux pas me faire encore à l’idée que je ne verrai plus tout cela ni demain, ni après-demain, ni jamais. Pauvre petite chambre ! Il me semble que c’est impossible ; cela ne peut pas m’entrer dans la tête. — Il le fallait, vous étiez malheureuse ici. — Mais non, je n’étais pas malheureuse, c’est maintenant que je le serai. — Mais non, je vous assure, c’est mieux pour vous. — Pour vous peut-être ! » Je me mis à regarder fixement dans le vide, comme si, en proie à une grande hésitation, je me débattais contre une idée qui me fût venue à l’esprit. Enfin tout d’un coup : « Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus heureuse ici, que vous allez être malheureuse. — Bien sûr. — Cela me bouleverse ; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques semaines ? Qui sait ? semaine par semaine, on peut peut-être arriver très loin ; vous savez qu’il y a des provisoires qui peuvent finir par durer toujours. — Oh ! ce que vous seriez gentil ! — Seulement, alors c’est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien, pendant des heures ; c’est comme un voyage pour lequel on s’est préparé et puis qu’on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin. » Je l’assis sur mes genoux, je pris le manu-