Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/212

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Je n’en recevais pas que d’elle, du reste, avec cette profusion. Certes, elle et beaucoup d’autres femmes avaient toujours été très aimables pour moi. Mais ma claustration avait certainement décuplé cette amabilité. Il semble que dans la vie mondaine, reflet insignifiant de ce qui se passe en amour, la meilleure manière qu’on vous recherche, c’est de se refuser. Un homme calcule tout ce qu’il peut citer de traits glorieux pour lui afin de plaire à une femme ; il varie sans cesse ses habits, veille sur sa mine ; elle n’a pas pour lui une seule des attentions qu’il reçoit de cette autre, qu’en la trompant, et malgré qu’il paraisse devant elle malpropre et sans artifice pour plaire, il s’est à jamais attachée. De même, si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le monde, je ne lui conseillerais pas de faire plus de visites, d’avoir encore un plus bel équipage ; je lui dirais de ne se rendre à aucune invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n’y laisser entrer personne, et qu’alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne le lui dirais pas. Car c’est une façon assurée d’être recherché qui ne réussit que comme celle d’être aimé, c’est-à-dire si on ne l’a nullement adoptée pour cela, si, par exemple, on garde toujours la chambre parce qu’on est gravement malade, ou qu’on croit l’être, ou qu’on y tient une maîtresse enfermée et qu’on préfère au monde (ou tous les trois à la fois) pour qui ce sera une raison, sans qu’il sache l’existence de cette femme, et simplement parce que vous vous refusez à lui, de vous préférer à tous ceux qui s’offrent, et de s’attacher à vous.

« Il faudra que nous nous occupions bientôt de vos robes de Fortuny », dis-je un soir à Albertine. Et certes, pour elle qui les avait longtemps désirées, qui les choisissait longuement avec moi, qui en avait d’avance la place réservée, non seulement dans ses armoires mais dans son imagination, posséder ces