Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/218

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donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu’une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j’avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martainville, certains arbres d’une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé.

Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu’elle pût l’appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d’un géranium. Seulement, tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du moins précisé, grâce à un repérage de circonstances qui expliquent pourquoi une certaine saveur a pu vous rappeler des sensations lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil, venant non d’un souvenir, mais d’une impression (comme celle des clochers de Martainville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de sa musique, non une explication matérielle, mais l’équivalent profond, la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il « entendait » et projetait hors de lui l’univers. Cette qualité inconnue d’un monde unique, et qu’aucun autre musicien ne nous avait jamais fait voir, peut-être était-ce en cela, disais-je à Albertine, qu’est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le contenu de l’œuvre elle-même. « Même en littérature ? me demandait Albertine. — Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des œuvres de Vinteuil, j’expliquais à Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt n’ont jamais que réfracté à travers