Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/22

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les tigres tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt. Quelquefois, il est vrai, chez ceux qui font de l’inversion un sacerdoce, cet amour les dégoûte. Ils en veulent alors à leur ami de s’y être livré, non comme d’une trahison, mais comme d’une déchéance. Un Charlus, autre que n’était le baron, eût été indigné de voir Morel avoir des relations avec une femme, comme il l’eût été de lire sur une affiche que lui, l’interprète de Bach et de Haendel, allait jouer du Puccini. C’est, d’ailleurs, pour cela que les jeunes gens qui, par intérêt, condescendent à l’amour des Charlus leur affirment que les femmes ne leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecin qu’ils ne prennent jamais d’alcool et n’aiment que l’eau de source. Mais M. de Charlus, sur ce point, s’écartait un peu de la règle habituelle. Admirant tout chez Morel, ses succès féminins ne lui portaient pas ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à l’écarté. « Mais, mon cher, vous savez, il fait des femmes », disait-il d’un air de révélation, de scandale, peut-être d’envie, surtout d’admiration. « Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les putains les plus en vue n’ont d’yeux que pour lui. On le remarque partout, aussi bien dans le métro qu’au théâtre. C’en est embêtant ! Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui apporte les billets doux d’au moins trois femmes. Et toujours des jolies encore. Du reste, ça n’est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je le comprends, il est devenu d’une beauté, il a l’air d’une espèce de Bronzino, il est vraiment admirable. » Mais si M. de Charlus aimait à montrer qu’il aimait Morel, il aimait à persuader les autres, peut-être à se persuader lui-même, qu’il en était aimé. Il mettait à l’avoir tout le temps auprès de lui (et malgré le tort que ce petit jeune homme pouvait faire à la situation mondaine du baron) une sorte d’amour--