Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/225

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vengeances du destin, obéissant aussi obscurément à son instinct de mère, peut-être à un mélange de ressentiment et de reconnaissance physique pour le violateur, va accoucher chez le père Karamazoff ? Ceci, c’est le premier épisode, mystérieux, grand, auguste, comme une création de la Femme dans les sculptures d’Orvieto. Et en réplique, le second épisode, plus de vingt ans après, le meurtre du père Karamazoff, l’infamie sur la famille Karamazoff par ce fils de la folle, Smerdiakoff, suivi peu après d’un même acte aussi mystérieusement sculptural et inexpliqué, d’une beauté aussi obscure et naturelle que l’accouchement dans le jardin du père Karamazoff, Smerdiakoff se pendant, son crime accompli. Quant à Dostoïevski, je ne le quittais pas tant que vous croyez en parlant de Tolstoï, qui l’a beaucoup imité. Chez Dostoïevski il y a, concentré et grognon, beaucoup de ce qui s’épanouira chez Tolstoï. Il y a, chez Dostoïevski, cette maussaderie anticipée des primitifs que les disciples éclairciront. — Mon petit, comme c’est assommant que vous soyez si paresseux. Regardez comme vous voyez la littérature d’une façon plus intéressante qu’on ne nous la faisait étudier ; les devoirs qu’on nous faisait faire sur Esther : « Monsieur », vous vous rappelez », me dit-elle en riant, moins pour se moquer de ses maîtres et d’elle-même que pour le plaisir de retrouver dans sa mémoire, dans notre mémoire commune, un souvenir déjà un peu ancien. Mais tandis qu’elle me parlait, et comme je pensais à Vinteuil, à son tour c’était l’autre hypothèse, l’hypothèse matérialiste, celle du néant, qui se présentait à moi. Je me mettais à douter, je me disais qu’après tout il se pourrait que, si les phrases de Vinteuil semblaient l’expression de certains états de l’âme, analogues à celui que j’avais éprouvé en goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé, rien ne m’assurait que le vague