Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/229

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extérieure, ne sachant jamais ce qu’était ce que je voyais, et j’étais émerveillé quand Swann ajoutait rétrospectivement une dignité artistique — en la comparant, comme il se plaisait à le faire galamment devant elle-même, à quelque portrait de Luini ; en retrouvant, dans sa toilette, la robe ou les bijoux d’un tableau de Giorgione — à une femme qui m’avait semblé insignifiante. Rien de tel chez moi. Le plaisir et la peine qui me venaient d’Albertine ne prenaient jamais, pour m’atteindre, le détour du goût et de l’intelligence ; même, pour dire vrai, quand je commençais à regarder Albertine comme un ange musicien, merveilleusement patiné et que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir indifférente, je m’ennuyais bientôt auprès d’elle, mais ces instants-là duraient peu : on n’aime que ce en quoi on poursuit quelque chose d’inaccessible, on n’aime que ce qu’on ne possède pas, et, bien vite, je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas Albertine. Dans ses yeux je voyais passer tantôt l’espérance, tantôt le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas, auxquelles, dans ce cas, elle préférait renoncer plutôt que de me les dire, et que, n’en saisissant que certaines lueurs dans ses prunelles, je n’apercevais pas plus que le spectateur qu’on n’a pas laissé entrer dans la salle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien apercevoir de ce qui se passe sur la scène. Je ne sais si c’était le cas pour elle, mais c’est une étrange chose, comme un témoignage, chez les plus incrédules, d’une croyance au bien, que cette persévérance dans le mensonge qu’ont tous ceux qui nous trompent. On aurait beau leur dire que leur mensonge fait plus de peine que l’aveu, ils auraient beau s’en rendre compte, qu’ils mentiraient encore l’instant d’après, pour rester conformes à ce qu’ils nous ont dit d’abord que nous étions pour eux.