Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/23

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propre. Car (et le cas est fréquent des hommes bien posés et snobs, qui, par vanité, brisent toutes leurs relations pour être vus partout avec une maîtresse, demi-mondaine ou dame tarée, qu’on ne reçoit pas, et avec laquelle pourtant il leur semble flatteur d’être lié) il était arrivé à ce point où l’amour-propre met toute sa persévérance à détruire les buts qu’il a atteints, soit que, sous l’influence de l’amour, on trouve un prestige, qu’on est seul à percevoir, à des relations ostentatoires avec ce qu’on aime, soit que, par le fléchissement des ambitions mondaines atteintes et la marée montante des curiosités ancillaires, d’autant plus absorbantes qu’elles sont plus platoniques, celles-ci n’eussent pas seulement atteint mais dépassé le niveau où avaient peine à se maintenir les autres.

Quant aux autres jeunes gens, M. de Charlus trouvait qu’à son goût pour eux l’existence de Morel n’était pas un obstacle, et que même sa réputation éclatante de violoniste ou sa notoriété naissante de compositeur et de journaliste pourrait, dans certains cas, leur être un appât. Présentait-on au baron un jeune compositeur de tournure agréable, c’était dans les talents de Morel qu’il cherchait l’occasion de faire une politesse au nouveau venu. « Vous devriez, lui disait-il, m’apporter de vos compositions pour que Morel les joue au concert ou en tournée. Il y a si peu de musique agréable écrite pour le violon ! C’est une aubaine que d’en trouver de nouvelle. Et les étrangers apprécient beaucoup cela. Même en province il y a des petits cercles musicaux où on aime la musique avec une ferveur et une intelligence admirables. » Sans plus de sincérité (car tout cela ne servait que d’amorce et il était rare que Morel se prêtât à des réalisations), comme Bloch avait avoué qu’il était un peu poète, « à ses heures », avait-il ajouté, avec le rire sarcastique dont il