Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/235

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jamais ne se redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel qu’avaient poussé tant de fois l’allegro de l’introduction et le finale.

Bientôt les nuits raccourcirent davantage, et avant les heures anciennes du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser encore mener à Albertine cette vie, où, malgré ses dénégations, je sentais qu’elle avait l’impression d’être prisonnière, c’était seulement parce que chaque jour j’étais sûr que le lendemain je pourrais me mettre, en même temps qu’à travailler, à me lever, à sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement, et sans inquiétude pour moi, la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de chasse, qui lui plairait. Seulement, le lendemain, ce temps passé que j’aimais et détestais tour à tour en Albertine, il arrivait que (comme, quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que nous prenons pour la réalité), rétrospectivement, une des heures qui le composaient, et même de celles que j’avais cru connaître, me présentait tout d’un coup un aspect qu’on n’essayait plus de me voiler et qui était alors tout différent de celui sous lequel elle m’était apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que j’avais cru y voir autrefois, c’était un désir insoupçonné jusque-là qui se révélait, m’aliénant une nouvelle partie de ce cœur d’Albertine que j’avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand Andrée avait quitté Balbec, au mois de juillet, Albertine ne n’avait jamais dit qu’elle dût bientôt la revoir, et je pensais qu’elle l’avait revue même plus tôt qu’elle n’eût cru, puisque, à cause de la grande tristesse que j’avais eue à Balbec, cette nuit du 14 septembre, elle m’avait fait ce sacrifice de ne