Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/256

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n’êtes pas habillée, il faudrait rentrer vous habiller, il serait bien tard. » J’ajoutai que j’avais envie de goûter. « Oui, vous avez raison, goûtons tout simplement », répondit Albertine, avec cette admirable docilité qui me stupéfiait toujours. Nous nous arrêtâmes dans une grande pâtisserie située presque en dehors de la ville, et qui jouissait à ce moment-là d’une certaine vogue. Une dame allait sortir, qui demanda ses affaires à la pâtissière. Et une fois que cette dame fut partie, Albertine regarda à plusieurs reprises la pâtissière comme si elle voulait attirer son attention, pendant que celle-ci rangeait des tasses, des assiettes des petits fours, car il était déjà tard. Elle s’approchait de moi seulement si je demandais quelque chose. Et il arrivait alors que, comme la pâtissière, d’ailleurs extrêmement grande, était debout pour nous servir et Albertine assise à côté de moi, chaque fois, Albertine, pour tâcher d’attirer son attention, levait verticalement vers elle un regard blond qui était obligé de faire monter d’autant plus haut la prunelle que, la pâtissière étant juste contre nous, Albertine n’avait pas la ressource d’adoucir la pente par l’obliquité du regard. Elle était obligée, sans trop lever la tête, de faire monter ses regards jusqu’à cette hauteur démesurée où étaient les yeux de la pâtissière. Par gentillesse pour moi, Albertine rabaissait vivement ses regards et, la pâtissière n’ayant fait aucune attention à elle, recommençait. Cela faisait une série de vaines élévations implorantes vers une inaccessible divinité. Puis la pâtissière n’eut plus qu’à ranger à une grande table voisine. Là le regard d’Albertine n’avait qu’à être latéral. Mais pas une fois celui de la pâtissière ne se posa sur mon amie. Cela ne m’étonnait pas, car je savais que cette femme, que je connaissais un petit peu, avait des amants, quoique mariée, mais cachait parfaitement ses intrigues, ce qui m’étonnait