Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/265

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Je sonnai Françoise pour lui demander de m’acheter un guide et un indicateur, comme j’avais fait enfant, quand j’avais voulu déjà préparer un voyage à Venise, réalisation d’un désir aussi violent que celui que j’avais en ce moment ; j’oubliais que, depuis, il en était un que j’avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement, pas plus que Balbec, réaliser un rêve ineffable, celui du temps gothique, actualisé d’une mer printanière, et qui venait d’instant en instant frôler mon esprit d’une image enchantée, caressante, insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise, ayant entendu mon coup de sonnette, entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais ses paroles et sa conduite. « J’étais bien ennuyée, me dit-elle, que Monsieur sonne si tard aujourd’hui. Je ne savais pas ce que je devais faire. Ce matin, à huit heures, Mlle Albertine m’a demandé ses malles, j’osais pas y refuser, j’avais peur que Monsieur me dispute si je venais l’éveiller. J’ai eu beau la catéchismer, lui dire d’attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner ; elle n’a pas voulu, elle m’a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie. » Alors — tant on peut ignorer ce qu’on a en soi, puisque j’étais persuadé de mon indifférence pour Albertine — mon souffle fut coupé, je tins mon cœur de mes deux mains, brusquement mouillées par une certaine sueur que je n’avais jamais connue depuis la révélation que mon amie m’avait faite dans le petit tram relativement à l’amie de Mlle Vinteuil, sans que je pusse dire autre chose que : « Ah ! très bien, vous avez bien fait naturellement de ne pas m’éveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à l’heure. »