Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/29

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mon doute relatif à la vertu d’Albertine que les paroles de M. de Charlus venaient d’éveiller en moi. Beaucoup d’autres y avaient déjà pénétré ; à chaque nouveau doute on croit que la mesure est comble, qu’on ne pourra pas le supporter, puis on lui trouve tout de même de la place, et une fois qu’il est introduit dans notre milieu vital, il y entre en concurrence avec tant de désirs de croire, avec tant de raisons d’oublier, qu’assez vite on s’en accommode, on finit par ne plus s’occuper de lui. Il reste seulement comme une douleur à demi guérie, une simple menace de souffrir et qui, envers du désir, de même ordre que lui, et comme lui devenu centre de nos pensées, irradie en elles, à des distances infinies, de subtiles tristesses, comme le désir des plaisirs d’une origine méconnaissable, partout où quelque chose peut s’associer à l’idée de celle que nous aimons. Mais la douleur se réveille quand un doute nouveau entre en nous ; on a beau se dire presque tout de suite : « Je m’arrangerai, il y aura un système pour ne pas souffrir, ça ne doit pas être vrai », pourtant il y a eu un premier instant où on a souffert comme si on croyait. Si nous n’avions que des membres, comme les jambes et les bras, la vie serait supportable ; malheureusement nous portons en nous ce petit organe que nous appelons cœur, lequel est sujet à certaines maladies au cours desquelles il est infiniment impressionnable pour tout ce qui concerne la vie d’une certaine personne et où un mensonge — cette chose inoffensive et au milieu de laquelle nous vivons si allégrement, qu’il soit fait par nous-même ou par les autres — venu de cette personne, donne à ce petit cœur, qu’on devrait pouvoir nous retirer chirurgicalement, des crises intolérables. Ne parlons pas du cerveau, car notre pensée a beau raisonner sans fin au cours de ces crises, elle ne les modifie pas plus que notre attention une rage de