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DU MANGEUR D’OPIUM

que c’est là un conte d’Espagne, et pourtant cela se passa en Angleterre, et dans une localité assez peuplée.

Les romans qui arrivent dans la vie, se rattachent trop souvent à des circonstances qui ont causé une douleur profonde et durable à quelqu’un des intéressés, et ce motif, plus qu’aucun autre, contribue souvent à en supprimer la connaissance ; sans cela, à juger par le nombre de ceux qui sont arrivés à mes oreilles, je les crois plus fréquents qu’on ne le suppose ordinairement dans notre existence si peu romanesque. En particulier, je pense que les plus ordinaires de ces événements fantastiques sont ceux où des personnes jeunes, innocentes, et de caractère élevé, ont découvert soudain quelque grand crime, ou une profonde indignité chez l’être auquel elles avaient voué leur entière affection. Il n’est pas de secousse plus capable de flétrir tout le reste de la vie, et parfois même de rompre l’équilibre d’où dépendent la vie ou la raison. Je connais des exemples de tous ces cas, et de telles afflictions sont d’autant plus inconsolables, qu’elles sont d’une nature trop délicate pour qu’on puisse en faire la confidence à autrui.

Ce voyage, malgré sa brièveté, eut son aventure, qu’il n’est guère agréable de rappeler. Le passage de la Tête à Dublin a soixante milles de longueur, mais grâce aux caprices des vents, il nous coûta plus de trente heures. Le lendemain, en montant sur le pont, nous nous aperçûmes que notre seule compagnie de voyage qui méritât quelque attention, était une femme d’un rang distingué, célèbre par sa beauté, et à bon droit, car c’était une charmante créature. Le corps de sa