Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/14

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excuse était d’avoir eu un père malsain, d’être venu au monde malsain : s’il n’eût versé d’un côté, il eût sans doute versé de l’autre, dans l’alcool, dans la débauche, que sais-je ? Mais ce qui atténue sa faute n’en avait pas atténué les conséquences et il faut les regarder en face une dernière fois… Les admirateurs de Quincey réclament pour lui plus que du talent : du génie, et ils ont raison. La plupart des critiques anglais se sont néanmoins refusés à attacher de l’importance à son œuvre, malgré ses luttes en faveur des Lakistes, malgré tout ce qu’il a fait pour initier l’Angleterre à la pensée allemande, et les critiques ont eu raison. Qu’est-ce qu’un génie qui ne donne plus que des miettes de pensée, des miettes d’idées et de raisonnements, où rien ne se tient et rien ne se suit ? Qu’est-ce que le monument littéraire d’un génie en poussière ? Quincey écrivait un jour à un ami, en parlant de ses propres ouvrages : « C’est comme si l’on trouvait de fins ivoires sculptés et des émaux magnifiques mêlés aux vers et aux cendres, dans les cercueils et parmi les débris de quelque monde oublié ou de quelque race disparue. » Des bijoux de grand prix parmi les ossements et dans la poussière d’un tombeau, voilà en effet ce que Thomas de Quincey nous a laissé ; voilà quelle a été l’œuvre de l’opium[1] ! »

Et non seulement Madame Arvède Barine fait de Thomas de Quincey le martyr de la passion de l’opium, mais elle le pose en type de cette névrose et l’étudie comme tel, de même qu’elle vit en Hoffman le martyr de la passion du vin, en Edgar Poe celui de la passion de l’alcool ou en Gérard de Nerval celui de la folie. « Thomas de Quincey, dit-elle, n’a jamais renié son erreur ; il s’en est plutôt paré… La crise passée, il se faisait

  1. Arvède Barine, Névrosés, p. 155 et 156.