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DU MANGEUR D’OPIUM

lité avec la capitale. Pour éviter le désagrément d’attirer l’attention sur nous dans les lieux publics, j’observais la règle de ne jamais parler à Lord W. en lui donnant son titre ; mais le hasard fit que, ce jour-]à, le bateau qui nous portait longea le domaine du comte (aujourd’hui marquis de W—tm—th.) À un coude, nous nous trouvâmes soudain en présence de la corpulente personne de ce gentilhomme, qui faisait au soleil sa flânerie matinale. D’un air assez hautain, il fit le dénombrement de la troupe impure, mêlée d’animaux purs et impurs, qui encombraient le pont de notre arche, et dont nous faisions partie, et il nous lança un joyeux salut comme à ses jeunes amis de Dublin, Quant à mon ami, il le salua plus d’une fois du nom de My Lord. Cet incident fit connaître à la cohue de nos compagnons de voyage la qualité de Lord W. et amena une scène bien propre à faire voir sous son vrai jour le caractère de ce monde.

Sur le pont, ou plutôt sur le toit du réduit qu’on qualifiait de cabine de première classe, s’étaient rassemblées une bande de jeunes demoiselles que conduisait leur gouvernante. Dans la cabine du dessous se trouvait la maman, qui jusqu’alors n’avait point poussé la condescendance jusqu’à vouloir bien embellir notre cercle. C’était, en effet, une femme considérable, un bel-esprit, un bas-bleu, qui donnait le ton à Dublin et à Belfast. Un court interrogatoire du valet français de Lord W. avait confirmé le bruit qui courait, et en même temps l’avait mise au fait de mon infériorité au point de vue des titres, de la fortune, des espérances, toutes choses dont mon ami était brillamment pourvu. Elle ne cacha pas plus son ad-