Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/245

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larmes, et parce qu’à nos âges, nous étions sans défense contre les torts qu’on pourrait méditer de nous faire. Nous nous séparâmes : c’était l’heure où le soleil se couchait ; chaque groupe prit place dans deux chaises de poste, mes deux frères dans l’une, et moi seul dans l’autre. Alors nous partîmes au même instant, nous agitâmes les mains pour nous dire adieu, lorsque nos routes divergèrent au sortir de la petite ville d’Altrincham, et nous ne nous revîmes jamais une seule fois avant que dix longues années se fussent écoulées.

Après son trajet si long, si long vers Liverpool, mon frère entra dans une hôtellerie, les pieds en sang, car il avait marché pendant bien des jours, et son ignorance du monde, s’ajoutant à son extrême timidité — ah ! combien l’orgueil rend les gens timides ! — il n’avait pas profité des occasions bien connues qui se rencontrent sur les grandes routes anglaises, telles que chaises de postes revenant à vide, diligences, chevaux conduits à la main, charrettes, il avait les pieds meurtris et il tombait de sommeil. Il put dormir, souper, et le lendemain matin, il eut à déjeuner, dans la mesure que lui permettait la légèreté de sa bourse. Il paya tout cela à son perfide hôtelier, qui lui proposa alors de faire une promenade avec lui pour lui montrer les édifices publics et les docks. Il semble que cet homme ait remarqué la beauté de mon frère, et aperçu dans les détails de son costume quelque chose qui ne s’accordait pas avec sa manière de voyager, ou encore dans sa conversation. En conséquence, il le perdit de rue en rue, jusqu’à ce qu’ils fussent à l’Hôtel de Ville. « Ah ! voilà un bel édifice, à ce qu’il semble, fit le jésuitique coquin, du même ton que s’il avait fait