Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/25

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Que le lecteur ne prenne pas l’alarme ! Pareille dissertation, pareilles redites seraient plus pénibles pour moi qu’elles ne pourraient être assommantes pour lui. Car ces choses changent d’aspects suivant l’endroit où l’on se trouve quand on les examine. Vues de face, elles sont simplement de grands biens dont il n’y a qu’à jouir ; vues de revers, ce sont de grands engagements à remplir. Vues de front, elles forment un apanage doré d’espérance ; vues par derrière, un fardeau de responsabilité duquel une conscience timide aura bien souvent raison de s’éloigner avec tristesse.

Mon père était un homme simple et sans prétentions, qui débuta dans la vie avec ce qu’on regarde en Angleterre (ou ce qu’on regardait) comme une petite fortune, c’est-à-dire six mille livres.

J’ai entendu jadis un jeune banquier de Liverpool fixer, avec l’assentiment de ses auditeurs, cette même somme de six mille livres, comme le chiffre typique, d’après la notion idéale de l’existence en Angleterre, d’un héritage dangereux : « C’est beaucoup trop peu, disait-il, pour promettre du confort ou une véritable indépendance, et c’est pourtant suffisant pour encourager à l’indolence ». Six mille livres, c’était donc, à son avis, un piège pour un jeune homme, et en quelque sorte un legs dicté par la méchanceté.

D’autre part, Ludlow le régicide, qui en sa qualité de fils d’un baronnet anglais et d’ex-commandant en chef de la cavalerie parlementaire, savait à quoi s’en tenir sur ce que comporte une vie élégante et luxueuse, nous apprend ce qu’il pensait d’un Anglais qui l’avait soustrait au flair des limiers gouvernementaux : savoir que possédant un revenu de cent livres, il jouissait de tout