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DU MANGEUR D’OPIUM

que l’éloquence sénatoriale puisse exister[1]. Il ne reste plus que celle de la chaire. Mais là aussi, soit que l’absence d’autres carrières ouvertes à l’art oratoire, ait étouffé l’enthousiasme qui naît de l’émulation, soit grâce au génie propre du Luthéranisme, on n’a pas vu se produire jusqu’à présent des chefs-d’œuvre capables de supporter la moindre comparaison avec ceux qu’offrent l’Angleterre ou la France. Les noms les plus fameux dans cet ordre-là n’éveillent point à l’oreille d’un étranger cette sensation d’importance ou d’attente qui s’attache aux noms de Jérémie Taylor, de Barrow, de Bossuet, de Bourdaloue, pour ceux-là mêmes qui ne connaissent leurs ouvrages que par ouï-dire. Le défaut de tout domaine, où l’on peut moissonner des distinctions publiques, contribue très puissamment, avec le mépris que professe la noblesse de naissance, à dégrader ces professions. À cette double influence vient encore s’ajouter celle de l’organisation politique, qui refuse d’accorder aucune distinction publique, aucun avantage appréciable à ce qui est l’essence même de toute supériorité, soit dans le barreau ou la chaire, soit dans les conseils publics. Ni la « fluide abondance » de Murray, ni la perfection d’Erskine, dans le barreau anglais, ni Périclès ou Démosthène, dans les robustes démocraties de la Grèce, ni la prédication de Paul devant les Athéniens, n’au-

  1. On en trouve la preuve la plus amusante dans une anecdote que raconte sur lui-même Gœthe dans son Autobiographie. Un physionomiste ou phrénologue avait découvert sur le crâne de Gœthe les marques les plus certaines qu’il deviendrait un grand orateur : « Étrange aberration de la nature, remarque Gœthe à propos de cette assertion, que de me doter si richement, si libéralement pour cet usage, alors que les institutions de mon pays me l’interdisent. Musique pour les sourds, éloquence sans auditoire ! ».