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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

d’apparat et d’ostentation, et par suite, il n’était pas ordinaire de trouver des domestiques en livrée. Les femmes avaient leur travail fixé et spécial, mais les hommes faisaient un peu de tout. Les équipages n’étaient point d’un usage général, même dans les maisons où l’on pouvait dépenser de mille à deux mille livres par an. Il y avait dans cette ville une vie sociale assez animée, et qui valait quelque chose de plus, au point de vue intellectuel que la société purement littéraire, qui est de toutes les sociétés, la plus faible. Le clergé, le corps médical et les négociants faisaient vivre une société philosophique, qui publiait régulièrement ses mémoires. Quelques-un de ses membres occupaient dans la science un rang assez élevé pour correspondre avec d’Alembert, et quelques autres des beaux-esprits et des lettrés parisiens les plus influents. Mais là même le seul éclat extérieur, et les noms imposants, l’emportaient si peu contre le témoignage palpable des choses, c’est-à-dire contre l’esprit naturel et la force spontanée de l’intelligence, que le médecin qui correspondait surtout avec les Encyclopédistes, en dédit de ses Buffon, de ses Diderot, de ses d’Alembert, par qui il jurait et dont il gardait dans son portefeuille, comme si elles eussent été des talismans, les épîtres boursouflées, n’était pas plus haut placé dans l’estime générale que le premier venu des gens sans portée. On poussait même parfois la scélératesse jusqu’à ne faire pas plus grand cas de ses correspondants eux-mêmes, les grands hommes de l’Académie, et vraiment leurs lettres imprimées prouvent assez qu’on n’était pas d’une trop injuste rigueur envers eux ; elles étaient généralement insipides, aussi inférieures aux lettres de Gray, que la biogra-