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DU MANGEUR D’OPIUM

chose, j’avais toujours recours à la poudre, puisqu’elle plaisait également à tous. J’inventai aussi, quand je fus près d’atteindre ma treizième année, un amusement que j’appelai Troja. À part ces deux exceptions, je puis dire avec vérité que jamais de ma vie je n’ai joué. La conclusion qu’on tirerait généralement d’un tel fait, c’est qu’un enfant doit être bien souffreteux pour donner un démenti aussi frappant au but de la nature. Mais en ce qui me concerne, ce fut le résultat assez naturel de la vie solitaire que je menais et de la place que j’occupais dans ma famille. Je n’avais d’autre compagnon qu’un frère aîné ; il avait cinq ans de plus que moi ; et par suite de cette différence à une période de la vie cinq ans sont affaire importante, il ne s’occupait guère de moi, tout naturellement, de même que je dédaignais mon frère plus jeune. J’étais donc livré à moi-même ; généralement pourtant, je n’avais personne à qui parler, à moins de pouvoir suivre le système de Lord Shaftesbury, et devenir, selon son expression « l’homme qui dialogue avec lui-même. » Aussi devins-je « celui qui dialogue avec lui-même, » et peut-être suis-je le plus ancien qui ait existé. Les sujets ne me faisaient point défaut pour alimenter mes solitaires rêveries, grâce aux grandes pensées qu’avait éveillées en moi la succession fréquente et régulière des décès dans ma famille. Les anciens croyaient à une fascination appelée nympholepsie. C’était une sorte d’exaltation démoniaque ou de possession qui s’emparait de ceux qui avaient vu par hasard les nymphes. J’étais en quelque sorte un nympholepte ; j’avais surpris d’un regard prématuré et trop profond certaines réalités terribles. Cette solitude, que je recherchais de préférence, on eût