Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/71

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manière un peu rigide, un peu roide. Le Phaéton, notamment, est un ouvrage de haute portée. Je ne sais quel souvenir des belles ébauches de Delacroix me prend en présence de cette page éclatante dont l’audace et la nouveauté de la vision pourraient aller de pair avec les créations de ce maître. Delacroix a plus d’abandon, plus d’abondance ; la puissance de son imagination l’a porté vers les sujets les plus variés de l’histoire ; il a surtout plus de passion, et la lumière surnaturelle qui tombe sur son œuvre entier le met à part et bien haut dans l’Olympe. Mais je vois en Moreau plus d’excellence dans la recherche, une exquise et délicate pénétration de sa propre conscience de peintre. Il sait ce qu’il veut, et veut ce qu’il sait, en artiste consommé et impeccable. Il est comme l’écrivain qui cisèle sa forme sans rien perdre du bon essor de ses idées. Une admirable raison guide la marche de son imagination.

Ce Phaéton est une conception pleine de hardiesse, qui a pour objet la représentation du chaos. L’a-t-on jamais imaginé de la sorte ? Je ne sais ; nulle part la représentation plastique de la fable n’a été formulée avec un tel accent de vérité. Il y a dans l’éclat de ces nuées, dans l’audacieuse divergence des lignes, dans l’âpreté et le mordant de ces couleurs vives, une grandeur, un émoi, et, en quelque sorte, un étonnement nouveaux. Cherchez dans les innombrables illustrations de la fable quelqu’un qui ait interprété celle-ci de la sorte ; je vous défie, si vous avez pénétré un moment sous les voûtes si froides du temple académique, d’y trouver un esprit qui rajeunisse ainsi l’antiquité avec une liberté si entière et dans une forme à la fois si contenue et si véhémente.

Ce maître (car c’en est un, s’il faut donner pleinement ce titre à ceux qui commandent assez aux autres et à eux-mêmes pour arriver au plein essor de leur originalité), ce maître n’a point quitté depuis son début, les légendes de l’antiquité païenne, et les présente sans cesse sous un jour nouveau. C’est que sa vision est moderne, essentiellement et profondément moderne, c’est qu’il cède docilement surtout aux indications de sa propre nature.