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Journal[1].

Première journée. — J’ai aimé trois fois en quelques heures. Les femmes sont ici les êtres les plus étranges et les plus terribles ; elles mettent à la torture le cœur le moins sensible : la grâce, l’abandon, la fierté, le génie, voilà le trait suprême de ces êtres incompréhensibles, qu’il est si douloureux d’aimer et si difficile d’oublier. Les enfants sont adorables de naturel et de passion.

Mais ce pays de la lumière et de l’étendue m’a ravi. J’ai vu, pour la première fois, vos neiges suspendues, aériennes, ô montagnes, et je suis sous l’éclat de votre immensité. Vos cimes élancées percent l’espace, et pénètrent l’azur aux profondeurs sans fin. O fête ravissante, que de choses là-haut pour celui qui vous voit soudain, vivement, et qui vient de quitter la ville obscure et banale ; on y sent l’épopée, la poésie ; notre âme est peu de chose — première étape heureuse et rapide. C’est demain jour de fête ; peuple charmant, je te reverrai.

Deuxième jour. — Celui de Jésus, pourtant, mais banal et sans poésie. Jour marqué cependant pour penser au doux consolateur des pauvres ; mille prières, nul amour, aucun acte en son nom ; la lutte, un choc d’idées contraires. Le souvenir du grand cœur qui rêva la justice et le règne de l’idéal s’évanouit au grand jour. Journée banale et stérile à parler de ceux qui possèdent et de ceux qui n’ont rien.

Tes collines, d’où le regard voit l’infini, où le sentiment de notre infinité nous pénètre, là, même le cœur a besoin d’appui. La solitude donne à l’amour une intensité véhémente, obstinée. L’isolement de l’objet aimé fait son éclat et sa force. Il règne, il s’impose, il prend possession du cœur le moins sensible. La plus âpre des voluptés serait de posséder en un désert l’être qui est le plus sacré. La joie que donnerait ce rapprochement de deux

  1. Journal écrit à Uhart (Basses-Pyrénées) en 1878