Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/79

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leur inspire la contemplation de leur part chétive. Une heure de méditation sur le haut de ces sommets élevés, d’où se déroulent de vastes plaines où les champs et jardins s’y perdent comme des points imperceptibles, donnent tout à la fois le sentiment de l’infirmité de leur rôle et de leur force et l’égalité d’impuissance si pleinement répandue. Au retour, il laisserait au repos le pauvre qui a pris l’arbre au seuil de cet infini. D’ailleurs, on est là partout et nulle part. On est dans l’inconnu, dans la forêt sauvage, inoccupée. Il semble que l’arbre séculaire qui vous abrite appartient à tous et à ceux de tous les temps. Le vol n’existe pas ici, ou, du moins, le sentiment qui le dicte est différent que dans la plaine. La loi devrait sévir différemment qu’ailleurs. Le malfaiteur même, s’il est mal intentionné, obéit plutôt à des instincts plus naturels et plus sauvages que dans un centre civilisé, où la personnalité de chacun se fera plus vivement sentir.

Dixième jour. — Sur quoi nous appuyons-nous ? Sur la nature humaine. Deux yeux profonds et doux nous captivent et voilà que nous aimons. Nous donnerions de notre sang pour la possession du cœur nouveau qui nous est ouvert à jamais, et la plus grande de nos amertumes est bien celle qui vient de la rigueur du monde qui nous éloigne de l’objet aimé et désiré. Que deviennent ces sympathies ? Elles vivent, elles persistent, elles s’en vont dans l’infini. Oui, le cœur a besoin de l’âme, et l’âme appelle une immortalité. Sans cet appui dans l’inconnu, que ferions-nous donc sur la terre ? Un être infime, éperdu, abandonné, dans les mornes angoisses de l’isolement et des larmes qu’il nous faut répandre et qui nous apaisent. O vérité mystérieuse, douloureuse et rassurante que celle de la sympathie subite, immédiate et sans erreur révélée ! Cruelle est la contrainte qui la brise ou l’éloigne, et la douleur suprême est bien celle de l’amour sans espoir : je souffre, un tourment infini m’abîme et me consume ; je souffre, plainte