Page:René Crevel La Mort Difficile 1926 Simon Kra Editeur.djvu/203

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Pierre sait la dose exacte des comprimés somnifères à prendre pour ne plus jamais se réveiller.

Il va droit à la pharmacie.

De la rue, des bocaux verts, rouges, violets, jaunes, papillons de mort, déjà l’effleurent.

Il entre, achète son médicament, le serre entre ses doigts, et court jusqu’à l’avenue déserte où il y a des bancs.

Il s’étend, avale huit pastilles, croise les mains sur son manteau et laisse la nuit entrer dans ses os.

La nuit, le froid, la mort, la liberté.

Il se rappelle… un jour déjà, dans la solitude, dans le vide, en face d’un garçon au corps creux, ne demeurèrent que deux yeux. Œil de Diane précis et triste d’une conscience qui le limite, œil de Bruggle, le plus bel œil humain, que Pierre ait jamais vu, œil humain, œil animal aussi et que l’amour même ne saurait apprivoiser. Pierre demande pardon aux yeux, à Diane, d’avoir préféré l’animal à la femme. L’animal, mais Bruggle petit sauvage, même dans sa cruauté, demeure grand d’innocence. Arthur. Un courant d’air. Rien ne l’arrête. Lui a raison et non Pierre déjà confondu avec le bois du banc. Gorge sans chaleur, corps minéral et ce cerveau piètre fleur de sang qui meurt dans la boîte d’un crâne. De tout l’univers, deux points seuls demeurent sensibles. Œil de Bruggle, œil de Diane déjà mangés par la nuit, ils s’approchent l’un de l’autre et c’est la splendeur de l’incendie populaire.