Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/210

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moyen âge et en général dans toute la littérature savante de ce temps ; et cependant peut-on dire que l’on connaît l’esprit humain, si l’on ne connaît les rêves qui l’occupèrent durant ce sommeil de dix siècles ?

Parmi les travaux spéciaux, relatifs aux langues sémitiques, je n’en vois aucun de plus urgent dans l’état actuel de la science qu’une publication complète et à laquelle on puisse définitivement se fier des livres de la petite secte gnostique qui s’est conservée à Bassora sous le nom de mendaïtes ou chrétiens de Saint-Jean. Ces livres ne renferment pas une ligne de bon sens, c’est le délire rédigé en style barbare et indéchiffrable. C’est précisément là ce qui fait leur importance. Car il est plus facile d’étudier les natures diverses dans leurs crises que dans leur état normal. La régularité de la vie ne laisse voir qu’une surface et cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ; dans les ébullitions, au contraire, tout vient à son tour à la surface. Le sommeil, la folie, le délire, le somnambulisme, l’hallucination offrent à la psychologie individuelle un champ d’expérience bien plus avantageux que l’état régulier. Car les phénomènes qui, dans cet état, sont comme effacés par leur ténuité, apparaissent dans les crises extraordinaires d’une manière plus sensible par leur exagération. Le physicien n’étudie pas le galvanisme dans les faibles quantités que présente la nature ; mais il le multiplie par l’expérimentation, afin de l’étudier avec plus de facilité, bien sûr d’ailleurs que les lois étudiées dans cet état exagéré sont identiques à celles de l’état naturel. De même la psychologie de l’humanité devra s’édifier surtout par l’étude des folies de l’humanité, de ses rêves, de ses hallucinations, de toutes ces curieuses absurdités qui se retrouvent à chaque page de l’histoire de l’esprit humain.